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politique

L’affaire Negri par Cornélius Castoriadis [1979]

 

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Il n’est pas nécessaire d’approuver les idées d’Antonio Negri, ni de sympathiser avec elles, pour dénoncer dans son arrestation et la plupart de celles qui l’ont accompagnée un scandale judiciaire mais aussi, encore plus important, une nouvelle et très grave manifestation de la corrosion continue des droits élémentaires dans les pays occidentaux.

L’arrestation de Negri a été « basée » uniquement sur ses écrits. Ces écris étaient connus et publiés de longue date ; s’ils constituaient effectivement une incitation au meurtre, que faisait donc pendant tout ce temps la magistrature italienne ? N’est-il pas assez clair qu’elle n’a pensé à ces écrits qu’au moment où, dans son désarroi et sa décomposition, il lui fallait à tout prix un « coupable » ? Et, sur la fabrication par les autorités de « suspects » et de « coupables », le public italien n’est-il pas encore assez instruit ? A-t-on oublié l’affaire Valpreda ?

Negri, longtemps avant son arrestation, s’est exprimé sans équivoque sur les actes terroristes, par la parole et par l’écrit ; il a spécifiquement désapprouvé l’activité des Brigades Rouges, l’enlèvement de Moro, la violence individuelle. Mais on prétend « fonder » son arrestation sur ses écrits théoriques.

Si un auteur est convaincu qu’un changement de la forme de la société est nécessaire et souhaitable ; s’il tire, de l’expérience historique et de l’analyse de la situation, la conclusion que ce changement ne pourra se faire que par une révolution, une action de la majorité qui rompt le cadre institutionnel établi (lequel est, généralement, sorti lui-même d’une telle révolution et en tire sa propre « légitimité ») ; s’il constate – autre banalité historique – qu’une telle action rencontrera probablement l’opposition violente des tenants du désordre établi – alors, peut-on dire qu’un tel auteur est pénalement responsable d’actes de terrorisme individuel que par ailleurs il a explicitement condamné ? Si tel est le cas, il fallait le poursuivre tout de suite, saisir ses livres, inculper les éditeurs qui les publient et les libraires qui les vendent. Il faudrait aussi que l’Etat christiano-communiste poursuive, à défaut de Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg, Gramsci etc., leurs éditeurs actuels. Pour tous les vols commis en Italie, inculpez les éditeurs de Proudhon : « la propriété c’est le vol ». Et n’oubliez pas d’interdire Le Prince de Machiavel : incitation au meurtre dans chaque chapitre.

Ou bien les intellectuels et les citoyens, en Italie comme en France et partout ailleurs, défendront avec acharnement la liberté de pensée, de recherche, d’expression théorique et politique ; ou bien ils laisseront au pouvoir la possibilité de définir de plus en plus étroitement ce qu’ils ont le droit de penser et d’exprimer – et bientôt, ils ne pourront même plus penser autre chose que ce que le pouvoir voudrait qu’ils pensent.

11 juin 1979

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