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folie, philosophie, politique, psychanalyse

L’hétérogénéité par Jean Oury

[…] Un autre mot qui m’était apparu comme effet possible de cette boîte noire: pour que tout ça puisse fonctionner, il faut (c’est une constatation et une nécessité) de l’hétérogénéité. Tosquelles a toujours insisté beaucoup là-dessus, à juste titre.
Quand on va d’un atelier à l’autre, il faut que ce soit différent. Ce n’est pas évident! Ce n’est pas parce qu’on passe de la poterie à la reliure, ou à la cuisine, que c’est différent. Ce qui doit être différent, c’est une sorte de tonalité, d’ambiance. Il faudrait reprendre le mot « ambiance ». Une certaine tonalité, un certain style d’approche, de rencontre… Une certaine attention vis-à-vis du matériau qui n’est pas le même. Mais si tout ça est uniformisé, on aura beau multiplier les ateliers! Comment obtenir cette hétérogénéité? Je parle des ateliers, mais c’est valable au niveau des gens qui travaillent là. S’il y a des systèmes d’identification imaginaire, hystérique, où tout le monde se ressemble, où tout le monde a le même langage… Il y a quelques années, j’entendais souvent: « Ah! C’est chouette ici! ». Ils disaient tous: « C’est chouette ». Alors je disais: « Qui est-ce qui a dit, c’est chouette? » Tout le monde levait la main. « Mais c’est chouette comment? ». Si encore on disait, c’est chouette comme ci, c’est chouette comme ça, pourquoi pas! Le mot « chouette », c’est pas si mal, c’est rigolo. Mais on était dans le « général ». Je ne range donc pas ce mot comme effet de la « boîte noire », au contraire. Ce n’est pas pour autant qu’il faut être « pas chouette »; ça ne se pose pas.
Alors l’hétérogénéité? Il me semble que pour en revenir à ce que disait Deligny, il est important que les gens qui travaillent là ne se ressemblent pas. Quand, par exemple, on s’absente, pour quinze jours de vacances, on dit aux gens qu’on suit: « Pendant ces quinze jours qui voudrez-vous voir? » Les fervents disent: « Personne », « ah! ». Quelquefois je dis: « Mais si, ce serait bien quand même que vous voyiez quelqu’un ». Alors on dit les noms des médecins: « Untel? Untel? ». « Ah non, pas celui-là… ». « Bon, bon… » Il y a la liste, comme au restaurant. il y a des goûts particuliers: « Celui-là », « bon, d’accord, je vais lui dire ». C’est comme ça que ça se passe. Et à chaque fois, au collègue, je vais lui dire: « Tiens, Untel t’a choisi ». A mon avis, si le « malade » choisit, c’est qu’il y a une possibilité de choisir. On ne va pas lui imposer. Il peut se faire, dans des styles universitaires, qu’un médecin ou un autre, ça ne change pas grand-chose.
Alors comment se fait-il qu’on puisse préserver de l’hétérogénéité, aussi bien dans l’espace, dans les fonctions, que dans la personnalité de chacun? On sait bien que ce qui uniformise les gens, c’est un mauvais usage de « l’imaginaire », un « imaginaire » laissé à l’état de nature.
C’est d’autant plus important, cette hétérogénéité, qu’il semble bien que ce qui est efficace, c’est non pas tellement l’abord direct, frontal de chaque personne, en chaque lieu, mais bien plus la possibilité de passer d’un lieu à l’autre et d’une personne à l’autre. On pourrait tout à fait le justifier théoriquement du point de vue psychanalytique… On ne va pas se mettre à critiquer ce qu’on a appelé, faussement, « la relation duelle ». On sait bien qu’une relation « duelle » n’est jamais duelle: c’est un système très complexe qui se joue, et le « partenaire » de la relation analytique n’est là que comme support, pour essayer d’orienter les choses, de faire ricochet sur autre chose – ce n’est donc pas frontalement – d’autant plus au niveau de structures psychotiques, où il y a un éparpillement des investissements. Et l’efficacité, c’est de pouvoir favoriser cette dimension de passage d’un système à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’une personne à l’autre. En fin de compte, c’est d’avoir accès à cette distinctivité qui est mise en place. Il faudrait revenir là-dessus, si on veut théoriser cette boîte noire, faire jouer quelque chose de l’ordre du signifiant. J’avais développé ça il y a deux ou trois ans ici même, il faudrait le reprendre d’une façon plus précise. Je pense à cette notion de passage pour plusieurs raisons.
Il y a environ un mois, j’ai passé un après-midi avec Tosquelles. Nous avons parlé trois heures. Il privilégie beaucoup la notion de passage. Il a toujours privilégié ça. Par exemple, dans un petit article de 1960 sur la « sémiologie des groupes ». Le passage d’un groupe à l’autre: souvent, on joue dans un autre groupe ce qui est déclenché dans le premier (acting out et passage à l’acte). Cette notion de passage, on la retrouve également dans l’élaboration et la théorie des quatre discours de Lacan.
En effet, ce qui est en question, ce n’est pas chaque discours, mais le passage d’un discours à l’autre. C’est l’émergence du discours psychanalytique: discours ouvert qui permet le passage aux autres discours. Sinon il y a une sorte de stase de chaque discours.
Cette notion de passage, on la retrouve à propos du « sens ». Le sens, c’est le phénomène de passage d’un discours à l’autre (par opposition à la signification). Ce passage d’un discours à l’autre, c’est quelque chose qui privilégie une dialectique des demandes. On est là à un niveau d’analyse qui peut être une analyse collective. Qu’en est-il des demandes? Il faudrait reprendre ici ce qui a été développé d’une façon extrêmement précise par Lacan, à propos des demandes au sens analytique. Comme il le soulignait, « la demande obéit à une logique qui est la logique de la coupure ouverte ». Il faudrait préciser. C’est très important de dire « coupure ouverte ». C’est par opposition, à propos du discours, qui est au niveau du « dit » et non du « dire ». Ce qu’il appelle « l’effet du dit » est une coupure fermée. C’est une notion qui est des plus importantes, à mon avis, pour articuler quelque chose sur la théorie du Collectif, à savoir, quel genre de coupure est en question, autrement dit, quel genre de logique.
Pour ouvrir une petite parenthèse, on peut dire que les schémas d’organisation des établissements traditionnels sont ancrés dans les habitudes de pensée millénaires. Ce n’est pas la Révolution française qui a changé grand-chose à ce niveau. Cette époque et le XIXe siècle étaient assez épouvantables aussi bien au sujet de l’éthique que dans l’organisation du travail. A quelle logique obéissaient ces organisateurs de la société? Ils obéissaient à une logique du cercle fermé, une logique sphérique. A la fin de l’époque dite classique, Kant, par exemple, en est resté à une topologie élémentaire, celle du cercle et de la sphère. La sphère, paradigme de la perfection! Avec un centre, un centre irradiant – avec cette logique-là, on ne peut pas résoudre grand-chose; on est obligé d’inventer une phénoménologie qui ne peut pas bien s’articuler avec la réalité concrète… Il faudrait articuler les différentes formes du néokantisme fin de siècle avec le « marxisme orthodoxe » et le développement du stalinisme. C’est une affaire difficile…
Il me semble que dans l’organisation hiérarchique d’un établissement scolaire, psychiatrique, médical…il y a un système de coupure fermée. En paraphrasant (peut-être de façon maladroite) Aristote, pour expliquer le mouvement des sphères, le mouvement des populations, on est obligé d’inventer un « moteur immobile », une sorte « d’anti-forme ». Le moteur immobile peut être incarné: « Monsieur le Directeur » ou « Monsieur je ne sais quoi ». Le moteur immobile, souvent, n’est même pas dans l’établissement. Alors, quand il se déplace, ça fait quelque chose, ça fait des histoires. Tout le monde s’empresse ou s’aplatit. N’empêche qu’on voit bien que ça règle l’univers. Il y a donc un moteur immobile, avec sa logique du cercle. Dans ces conditions, les difficultés sont inextricables si l’on veut respecter les voies de passage, donc le sens et ce qui en est le corolaire: la singularité de chacun.
Pourquoi « coupure ouverte »? Par exemple, le « huit inversé » ou « huit intérieur », un opérateur logique, permet de faire l’économie d’antinomies comme: « intérieur-extérieur », « transgression »… Dans le langage courant de la pratique psychiatrique, combien de fois entend-on de la part des usagers: « intérieur-extérieur », ceux du dehors, ceux du dedans.Mais il n’y aura bientôt plus ni dedans ni dehors. Il n’y aura plus que du « dehors »! Voyez l’Italie. Ce n’est pas brillant! On reste là à un niveau non élaboré. Pour surcompenser cette situation misérable, on se raccroche à des diplômes: ce ne sont que des sortes de grades militaires, sans plus; ça ne va pas chercher loin. Et les super-gradés utilisent la même logique que le balayeur. Sauf que, quelquefois, le balayeur a plus de bon sens parce qu’il voit bien que pour manier le balais, il ne faut pas faire de cercles. Il s’en aperçoit tout de suite! Tandis que lorsque le Général est immobile dans son moteur anti-forme, Il peut bien envoyer des types à Verdun, il n’en a rien à faire. C’est à peu près à ce niveau que ça se passe. Il me semble que la boîte noire devrait pouvoir organiser quelque chose qui empêche qu’il y ait de tels systèmes « sphériques ». C’est idiot de dire des choses pareilles mais enfin. Par exemple, il y a un petit article qui est paru dans l’Information psychiatrique (deux numéros consacrés à la psychothérapie institutionnelle), qui s’intitule « Liberté de circulation ». En effet, il est nécessaire qu’il y ait de la liberté de circulation, c’est presque un axiome. Que les malades puissent circuler d’un endroit à l’autre. Sinon à quoi sert une hétérogénéité? Circuler, c’est pouvoir passer d’une situation à l’autre. Je parle souvent de la cuisine comme lieu de passage; mais ce n’est pas seulement la cuisine. Dans beaucoup d’établissements la cuisine n’est pas un lieu de passage. De même un bureau médical… Mais la liberté de circulation peut créer des heurts: « Tu reviendras tout à l’heure, tu me casses les pieds »: façon de respecter l’autre en se faisant respecter. Il n’y a donc pas d’interdit absolu. Mais cette liberté de circulation nécessite une radicale transformation de tout, de toutes les relations, de la hiérarchie, de la distribution des tâches, des fonctions etc. […]

Jean Oury, Le Collectif. Le séminaire de Sainte-Anne, Éditions Champ Social, pp.16-19

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